Saison  2005-2006

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Une histoire d'amour en Antarctique

 

                                   

 

Dans l’histoire du monde, chaque nouvelle découverte de continent, chaque colonisation par une partie dominante de l’humanité d’un nouveau lieu, est la source d’un fleuve d’histoires et d’aventures extraordinaires.

Par de la les folies et les désastres déclenchés par les conquérants de tout acabits, mère nature et tout les animaux ont tentés par tout les moyens de survivre à l’immense et irrépressible expansion humaine. Aujourd’hui où les hommes commencent à prendre la mesure des conséquences de leur fureur sur notre planète, ceux de bonne volonté commencent enfin à faire entendre leurs voix.

 C’est sûrement dans les lieux extrêmes de notre monde, les grands sud ou nord, là où quoi qu’ils puissent tenter les humains ne seront jamais que d’anecdotiques voyageurs, que l’on peut encore voir, découvrir, et jouir, d’un monde vierge dans sa beauté originelle, sans presque d’influence de notre monde bipède.

Ces lieux-là, l’Antarctique en ce qui nous concerne, ont sauté en grande partie la période destructive de la colonisation humaine. Seuls certains grands animaux comme les baleines ont payé le prix fort de notre passage dans leur pays. Le reste du continent est resté de glace et de nos jours seuls les humains respectueux, ou presque, fréquentent ces lieux en attendant le destin du monde.

Passé le temps des grandes explorations dans l’inconnu, puis des grandes exploitations, arrive celui de l’étude des lieux, de la faune et de la flore. Là, la vraie face de l’homme peut enfin s’exprimer. L’amour de la connaissance, la capacité d’adaptation exceptionnelle à des conditions hostiles, le désir de liberté et d’absolu sont aussi une part importante de notre essence profonde. Parmi nous, certains sont même capable d’amour et celui-ci s’exprime de bien des manières et dans bien des lieux.

Voici donc le récit d’une histoire d’amour australe, de celle qui un jour peut-être nous aidera à trouver notre place en ce monde.

 

 

Nous nous sommes aimé dès le premier regard du plus pur des amours, l’impossible, l’inaccessible. Jamais plus en ce monde nous ne nous oublierons, jusqu’à ce que la mort vienne. Chacun de nous deux sait que dans sa nouvelle réincarnation il dédiera son temps à rechercher l’autre, pour que ce qui fut incomplet, s’accomplisse, pour que ce qui est fait pour l’union s’unisse.

 

 

Sexy Baby :

 

Je m’appelle Sexy Baby, hydrurga leptonyx de mon nom latin, mais usuellement les humains me nomment phoque léopard. Je suis née comme tous les mammifères de mon groupe sur les glaces de mer dérivantes de la mer de Weddell. L’Antarctique est notre domaine et nous y régnons en maître.

J’ai passé les trois premières années de ma vie dans les îles subantarctiques, Georgie du sud et archipel des Shetland. Là, avec ma mère lors d’importants déplacements hauturiers, j’ai appris à chasser et à tuer pour survivre. Avec le groupe matriarcal qui m’a vue grandir, j’ai appris á vivre en société, mais surtout à pratiquer la pêche au krill partie maîtresse de notre alimentation.

Depuis déjà de longues années, j’ai quitté ma famille d’origine et créé mon propre gynécée. Avec mes proches, amants, enfants, j’ai élu comme territoire de chasse estival une pointe rocheuse de l’île Denver en péninsule antarctique. Sur ce groupe d’îlots ronds désertés par la glace et de rochers battus par les flots, une importante colonie de manchots se reproduit tout les ans lorsque les beaux jours reviennent. Ils mettent au monde une nombreuse progéniture que nous nous chargeons de sélectionner. Pour nous c’est le meilleur moment de l’année.

Faire la sieste allongée confortablement sur un long glaçon facile d’accès, au soleil de l’été austral et repue de la viande tendre de jeunes manchots à peine sevrés, est la panacée de la condition de grand prédateur. Ici, nous ne craignons rien ni personne. D’ailleurs tout intrus hostile en présence doit d’abord m’affronter et donc mourir. Je mesure quatre mètres et pèse près de cinq cent kilos. A ce titre je suis le plus puissant animal de la zone et la reine incontestée des quelques mâles et femelles qui constituent mon groupe. J’ai dix-sept ans et suis une adulte mature, mère d’une importante descendance prometteuse. Nos seuls ennemis éventuels sont les orques, encore ne nous attaquent-ils qu’affamés et en groupe. De toute façon, même eux ne peuvent affronter une femelle de mon acabit sans risque.

Un jour, lors d’un combat pour la possession d’un iceberg tabulaire favorable au repos, j’ai arraché d’un seul coup de mes puissantes mâchoires la tête d’un jeune phoque crabier. Les craquements de vertèbre de mon bouillant adversaire, sous le tranchant des trente deux puissants crocs de ma gueule m’ont procuré l’un des plus enivrants moments de félicité de ma vie de chasseur. La certitude de ma force aussi et une immense confiance en moi.

 

 

Je me nomme Paul Dicken. Ma profession, photographe animalier, me mène souvent dans des endroits extraordinaires. Les rencontres que j’y réalise sont régulièrement un peu hors du commun. Il en est certaines qui m’ont marqué à tout jamais par l’intensité des émotions qu’elles ont déclenchées en moi.

Je suis né le 21 juillet 1968 à Tistale dans le Saskatchewan dans le grand ouest canadien. De constitution robuste, 1,80 mètres pour 100 kilos j’ai l’habitude de demander à mon corps des efforts soutenus. Dans les eaux froides où je plonge fréquemment pour assouvir ma passion des mammifères marins et de la photo, avoir une santé de fer est un impératif de survie.

J’ai longtemps été biologiste avant de me consacrer finalement entièrement à la photographie sous-marine. L’ours polaire que j’ai étudié dans son milieu, m’a naturellement conduit dans les espaces glacés de l’Arctique canadien.

Pourtant le déclic qui m’a fait photographe remonte á mon adolescence. C’était ces années quatre-vingt où l’occident prenait conscience,, au travers de ces modernes explorateurs, du monde sauvage et de sa richesse. C’était le temps de Jacques Cousteau et de l’épopée de sa Calypso. Lui et ses pairs ont démocratisé les océans, la terre et ses sciences, lutté contre l’obscurantisme qui entourait alors la nature et ses règles.

Jusqu’à la fin de mes jours je me souviendrais de l’émotion qu’a déclenché chez moi l’unes des aventures des plongeurs du célèbre commandant avec une famille d’orques, quelque part dans les eaux de Colombie britannique. Cet extraordinaire exemple de cohabitation pacifique et de tolérance instinctive entre les deux plus grands prédateurs du monde, a été une révélation quasi mystique pour moi. Depuis, je sais que mon destin est là. Aujourd’hui j’ai réalisé nombre de mes rêves de jeunesse, gagné en sérénité, en technique et en audace. Je suis reconnu dans le microcosme de la photo animalière et commence á rêver de longs et grands voyages initiatiques au près des derniers grands mammifères libres de ce monde.

 

 

 

 

Depuis quelques années, les choses changent autour de nous. La vie devient plus dure. Après des années d’abondance où la disparition des grands cétacés a tant favorisé les phoques et les pingouins, le krill, l’aliment de base de tous ici, se fait de nouveau rare. Mais il y a plus grave encore. La disparition progressive de la petite glace dérivante nous prive des indispensables aires de repos lors de nos grandes nages hauturières. Il faut partir de plus en plus loin pour rencontrer les grands bancs nourriciers de petits crustacés, mais nous ne pouvons plus nous reposer partout comme avant.

La saison de chasse aux pingouins n’en est que plus importante pour notre équilibre alimentaire. C’est donc tôt désormais que nous arrivons à nos postes de chasse : Les plages et les rochers d’où s’élancent les hordes manchots pour aller se ravitailler en mer.

 

 

Au fil du temps, mon désir d’Antarctique est devenu une véritable obsession. Mais le continent blanc ne se situe pas dans la même dimension que les autres. Un voyage là-bas sans but n’a pas de sens pour moi. Il m’y fallait un projet, une quête, une espérance de réalisation. Voila un an, j’ai découvert les photos de phoque léopard prises par mon ami Goran, pionnier du genre. Immédiatement, mon imagination s’est enflammée. Ce grand phoque presque reptilien dans son aisance aquatique s’est mis à hanter mes nuits, mes jours, mes actions…

Aujourd’hui, les immenses glaciers de l’île Denver s’étalent devant nos yeux émerveillés. Le soleil est de la partie et ses reflets sur l’immense calotte torturée de failles et de cahots tectoniques, est une féerie visuelle sans égale en ce monde. La lumière, presque immobile, est décomposée par le prisme des glaces en mille nuances inimaginables. En fait, ici, nous avons simplement changé d’univers.

« Ici en Antarctique, ici en Antarctique.»

Ces mots tant de fois rêvés, je ne cesse de me les répéter en boucle. Je sens en eux toute la mesure de ce que j’ai dû accomplir, négocier et supporter pour être ici avec mon équipe à pied d’œuvre. Toutes les épreuves à endurer pour réaliser un projet de cet ordre, organisation matérielle et humaine, ne sont finalement pas grand-chose au moment d’affronter la dernière, la seule qui peut vraiment faire reculer, ou pire, un homme déterminé : la traversée de la mer de Drake.

Mon initiation au mal de mer va s’effectuer dans la douleur propre à ce genre de malaise. Les trois marins français du bord, Alain le capitaine, Claudine sa femme et Gilles le corsaire, qui ont en charge de nous mener à bon port en ces mers revêches, ont un proverbe breton très approprié pour décrire ce que je ressens à ce moment-là : «Le mal de mer, au début on a peur de mourir, ensuite, on a peur de ne pas mourir».

Quand a eux, le stoïcisme impassible dont ils font preuve face aux lames énormes que Kotick, notre voilier, chevauche, me révèle toute la véracité d’une autre citation célèbre de l’écrivain Paul Valérie. Elle définie parfaitement les marins qui m’entourent : «Il y a les morts, les vivants et ceux qui vont sur la mer».

J’ai découvert aussi, après ces jours éprouvants au grand large, le bonheur de ce que les marins nomment l’atterrissage.

Ce matin-là, l’ambiance a changé autour de nous. L’océan est différent. La brume épaisse, qui se condense autour des îles Shetland et qui presque jamais ne se disperse en ces lieux hostiles, vient de faire place à un air sec et glacial, comme si nous venions de passer les portes d’un gigantesque congélateur. C’est d’ailleurs ce que nous venons de faire exactement.

La glace est apparue comme un songe, dans un déchirement de brume. Tout de suite, l’époustouflant contraste de la péninsule nous laisse hébétés d’émerveillement. De noires et escarpées falaises soulignent partout de leur menaçant profil d’arêtes effilées et de surplombs terrifiants, les astronomiques quantités de glace qui se déversent de tous les versants, vallées et combes en d’immenses et infinis fleuves blafards. Comme toujours la glace ici en glacier linéaire ou en accumulation chaotique a tous les visages. Les forces telluriques qui la travaillent sont l’image de la physique de ce monde, où  la lutte des fluides, des matériaux et des liquides nous ravit autant qu’elle nous fait vivre.

 

Des zones de subduction gargantuesques engloutissent sans sourciller glacier et pan de montagne de pur granit. Ailleurs, des fractures d’un autre âge projettent sous la pression de forces à peu près inqualifiables des cascades immobiles de gigantesques blocs vers des cieux inconstants où, un même jour, on voit arriver le meilleur et le pire.

Je barre le voilier dans les premiers récifs du continent blanc, j’essaie d’ouvrir au maximum tous les pores de ma peau, d’appréhender encore mieux le vent, les bruits, les moindres détails de ces paysages nouveaux auxquels je dois vite vite m’intégrer pour rester en vie. La glace est bien un élément à part entière, elle a sa personnalité propre ; sa susceptibilité n’a plus de limite en Antarctique. Elle représente pour les marins une nouvelle dimension à maîtriser en plus des éléments liquides et aériens déjà exacerbé par la très haute latitude à laquelle nous évoluons. Durant ces navigations en terre australe, nous descendrons jusqu’à 65º40 de latitude sud, ce qui nous situera à près de soixante milles du cercle polaire antarctique.

Mais le but de nos tribulations n’est pas d’établir un nouveau record de latitude pour voilier, mais bien de réaliser un reportage animalier sur les phoques léopards. Pour ce faire en plus de moi, Goran, champion du monde de plongée en eau polaire et sorcier de la nature, a accepté de mettre ses compétences à mon service pour ces six semaines d’aventures australes.

 

 

 

Les côtes de la péninsule antarctique ont ceci de particulier que l’on peut les qualifier d’épouvantablement mal pavées. De nombreux récifs peu ou pas cartographiés bordent l’immense calotte glaciaire et souvent, sont les seules roches apparentes de ce paysage d’immenses glaciers. Sur ces hauts fonds s’échouent de très nombreux icebergs. Leurs courses hiératiques depuis la mer de Weddell ou de Ross les mènent là pour finir, mourir et former ponctuellement de nouveau pack glaciaire.

A l’approche de la base nord-américaine de Palmer, nous en remarquons un des plus énormes aux formes délirantes, en arches et volutes, que n’aurait pas renié un Dali au mieux de sa folie. Sa hauteur dépasse bien les soixante mètres, sa longueur et largeur sont inappréciables, mais se mesurent sans doute en centaines de mètres. Notre route le croise à peut-être un demi mille. Alors que rien ne le laisse présager, en quelques secondes, le silence spectral propre à ce genre de paysage se mue en grondement de dieu en colère. Le mastodonte pris de contorsion et presque au ralenti s’effondre en plusieurs séquences du plus pur surréalisme.

La pile principale de l’édifice élancée vers le ciel comme les tours jumelles, s’écroule aussi sûrement que ses consoeurs new-yorkaises avec à peu prés les mêmes dispersions de matériaux, mais blanches et resplendissantes dans la merveilleuse lumière de la mi-journée. L’immense voûte qui la soutenait comme un arc de la plus pure des cathédrales disparaît à son tour dans un tonnerre de blocs rompus. Enfin, l’iceberg ainsi amputé de sa partie haute, titube dans le nuage blanc qui l’enveloppe à présent puis chavire lentement. Devant nos yeux écarquillés, un immense navire neptunien surgit des eaux dans d’extraordinaires convulsions liquides. Cette mort subite d’une chose si belle et la naissance instantanée d’une autre entité de forme et de volume diamétralement opposés me laisse sans voix et bouleversé.

C’est bien d’une naissance dont j’ai été le témoin ici et elle m’a ému plus que je ne suis capable de le reconnaître. D’ailleurs, un coup d’œil à mes compagnons me fait comprendre que je ne suis pas le seul à avoir été frappé par la grâce du spectacle.

Plus tard, Alain nous contera qu’en plus de vingt expéditions antarctiques, il n’a assisté qu’une seule fois à ce spectacle de genèse. Pour moi, le photographe, cet épisode est plus qu’une aubaine. Sur le pont avec mes appareils en bandoulière au moment du spectacle, j’ai immortalisé la scène. A présent, je prie les dieux du numérique pour que les photographies ainsi gravées soit les meilleures possibles.

 

 

 

 

Hier soir alors que je terminais ma sieste rituelle, le ventre plein sur mon iceberg préféré, des êtres étranges sont sortis de l’océan prés de moi. Sans paraître nullement effrayés, ils se sont approchés doucement de moi. Je n’avais jamais vu des animaux pareils, je les ai trouvés extrêmement distrayants. Ils ont fait plusieurs fois le tour de mon aire de repos, puis l’un d’eux s’est approché un peu trop. Alors que j’ouvrais la gueule pour le chasser, nos yeux se sont croisés. Jamais encore je n’avais ressenti une telle sensation, mon rugissement est resté au fond de ma gorge, je n’ai émis à ma propre surprise que le râle très féminin et trop social de la prise de contact avec un mâle de mon espèce.

La douceur de ce regard bleu était celui de mes propres enfants lorsque je les allaite. Mais il y avait du désir aussi dans cet échange, pourtant son odeur était fade au delà de toute limite, sans intérêt particulier. Je ne suis même pas arrivé á déterminer s’il serait comestible. Ils ont disparu comme ils sont arrivés par l’océan, je me suis rendormie aussitôt.

 

 

 

Nous sommes enfin ancrés prés d’une pointe rocheuse qui me semble rassembler les conditions idéales à nos activités. La baie que nous venons d’explorer en pneumatique est presque parfaite. Le plan d’eau est fermé à la houle extérieure et donc idéal pour plonger. D’une part les falaises de glace géantes de la partie sud de Denver, inquiétantes et instables protègent les lieux des vents dominants de nord-ouest et favorisent un éclairage naturel maximum. D’autre part, une île en demi-cercle, toute de rocs, de névés salis de déjection organique, des couleurs pales d’un lichen anémique et rougeâtre, coupe le plus gros du ressac océanique.

L’odeur sous le vent de l’île est celle violente des bestiaires. Deux grandes colonies de manchots jugulaires et papous se partagent en paix ces lieux de villégiatures reproductives.

Mais surtout, dans l’eau et à demi dissimulé par un brash important, un groupe de tueurs en embuscade attend le retour de pêche de son gibier préféré. Nous les avons observés un long moment avant de nous mettre á l’eau. Sur un glaçon plus gros, nous avons pu approcher une femelle magnifique. J’ai pris cela pour un augure très favorable. Ainsi j’ai fait mes premiers vrais clichés ici. J’espère que nous la reverrons, elle est parfaite et extraordinairement photogénique.

Le coté du bassin ouvert vers l’océan est séparé de ce dernier par un micro archipel d’îlot rocheux et de récif émergeants qui flairent bon la vie animale. De nombreux iceberg sont échoués alentour et jouent les brise-lames. C’est dans ce dédale que nous avons trouvé un trou pour mouiller, á grand renfort de câbles et d’aussières, le valeureux Kotick.

Ce voilier de quinze mètres est fait d’acier et en impose par sa solidité et sa maniabilité. A bord tout est conçu pour les conditions extrêmes, ce navire est le fruit d’une très longue expérience et dégage une agréable sensation de sécurité.

Toutefois, en ces lieux nous n’avons á disposition aucun mouillage abrité de toutes parts, aussi la vigilance va être de mise. En fait, il faudra à plusieurs reprises bouger les amarrages du Kotick, puis changer carrément de mouillage car le vent tourne avec les dépressions. Dans ces cas-là en très peu de temps les glaçons et la houle envahissent vite le plan d’eau et mettent nos amarres à dure épreuve. Il faut donc agir rapidement et être efficace.

 

 

J’ai passé aujourd’hui une incroyable journée. Depuis quelques semaines un iceberg est venu s’échouer prés des rochers où je chasse avec les miens. L’endroit est excellent et propice à l’affût. J’ai pris l’habitude de venir dépecer mes proies dans une des extralucides piscines que la houle a creusée dans l’édifice. L’eau y est parfaitement calme et le courant qui contourne le site éloigne la petite glace, si pratique pour chasser, mais qui me gène beaucoup pour débarrasser mes victimes de leur enveloppe de peau et de plumes.

C’est là qu’ils sont venus me rejoindre. Dans la  merveilleuse lueur bleue de la glace je les ai vus arriver de loin. Ils sont noirs, longilignes et j’ai d’abord cru á une race de phoque que je voyais pour la première fois. Cependant ils sont beaucoup trop gauches dans l’eau pour être de notre espèce. J’étais occupée à dévorer un juvénile lorsqu’ils se sont, sans vergogne, approchés de moi. Ma première réaction fut la surprise, une immense surprise. Jamais de ma vie je n’ai vu des êtres si inconscients. Leur attitude est déstabilisante. Leur soumission est totale je l’ai lue dans leur yeux, de plus leur incapacité aquatique est telle qu’il me serait possible de les tuer en quelques secondes….ou du moins je le suppose. Et pourtant jamais ils ne s’éloignent de moi, ils semblent comme fascinés, on dirait de jeunes inconscients, aussi imprudents qu’émouvants.

Leurs yeux sont incroyables, j’ai reconnu le regard bleu clair que j’ai saisi l’autre jour sur mon glaçon. Le désir qu’il contient m’intrigue et j’ai pour le tester tenté tout ce que ma capacité de communication me permet. C’est un mâle sans aucun doute, son attitude totalement passive et soumise lors de mes charges d’intimidation atteste sans ambiguïté de sa condition inférieure. Pourtant sa manière de me faire la cour est extraordinaire. Il tourne avec son compagnon autour de moi sans discontinuer. Les deux portent du bout de leurs longues nageoires avant un appendice dur et inodore qu’ils me présentent sans cesse comme un présent. J’ai d’abord cru que c’était de la nourriture, mais cette chose morte n’a ni goût ni texture et je me suis presque blessée les dents dessus.

Il est possible qu’ils soient comme les oiseaux, charognards. Ils nagent trop mal pour espérer tuer un manchot, et acceptent les cadavres de juvéniles que je leur ai proposés. Pourtant je ne les ai jamais vus dévorer leurs proies, elles ont disparu comme par enchantement. Ils sont vraiment très étranges mais extraordinairement intéressants. Longtemps nous avons joué ensemble, ils communiquent entre eux à la surface des flots lorsqu’ils respirent avec des cris stridents très amusants. Ils semblent que l’un des leurs vive en dehors de l’eau sur une chose noire, bruyante et malodorante vers laquelle très souvent ils retournent. Je n’aime pas cette chose lourde et disgracieuse et l’attaquerait sans hésiter si elle s’approchait de moi. J’espère que je reverrai le regard bleu de cet être étonnant, il contient quelque chose qui n’existe pas dans mon monde, quelque chose de doux, de chaud, de sensuel, cet animal car s’en est un j’en suis sure m’intéresse.

 

 

Ce soir l’émotion m’étreint. Depuis plusieurs jours déjà nous sommes dans ce paradis de la chasse aux manchots et il y en a des milliers partout.

Si peu de temps que nous sommes arrivés dans cet endroit mais déjà la magie, la communion avec la nature est là. Quelle différence avec l’Arctique où les animaux trop chassés se tiennent à des centaines de mètres du moindre photographe. Ici je nous sens en symbiose avec le milieu qui nous entoure. Nous chassons en compagnie des phoques léopards et nous nous sentons chez nous avec tous ces animaux. Oiseaux, manchots, phoque léopard, de Weddell, crabier, sont nos repaires, leur vie commande à la notre, nous sommes comme eux, sauvages et libres. Mais ma rencontre avec Sexy Baby, comme nous venons de la baptiser, est la chose la plus merveilleuse qui me soit arrivée à ce jour.

 

A chaque retour dans le bateau, bien au chaud après les intenses journées de chasse chacun de nous se laisse aller à ses sensations. Gilles écrit, Goran et moi les photographes, repassons en boucle nos prises de vues du jour. Claudine cuisine et notre capitaine Alain retouche jusqu’à la perfection les moindres détails des innombrables mécaniques du bord. Ce soir quand je revois les expressions de celle qui chaque jour un peu plus est ma bien aimée, je sens les larmes me monter aux yeux. Jamais au cours des dizaines de milliers de photos réalisées durant ma carrière, un animal ne m’a ni accueilli, ni démontré autant d’intérêt que ma Sexy Baby chéri.

 

Désormais les choses à bord se sont établies selon une routine fort efficace. Généralement, Gilles promu pilote du pneumatique, Goran et moi bardé de flash et de caméras, vêtus de néoprène, embarquons dès l’aube vers les roches odorantes des colonies de manchots. Alain et Claudine restent à bord pour assurer l’intendance, notamment les plantureux repas que nécessite le rude climat du pays.

.Je ne pense plus qu’à une chose retrouver et plonger avec Sexy Baby une fois de plus. A présent du plus loin qu’elle m’aperçoit, elle me fonce dessus pour ensuite m’envelopper dans des arabesques aquatiques qui sont désormais j’en suis sur ni plus ni moins qu’une danse nuptiale.

Généralement la visibilité est bonne, mais l’eau est sombre. Nous évoluons en surface de fonds d’une quarantaine de mètres. Cependant le basalte noir qui compose la roche dans ce secteur-là de l’île assombrit tout l’univers aquatique. Dans le courant de la mi-marée les blocs de glace migrent vers le sud et choquent sans arrêt nos têtes encagoulées. Notre progression est toujours fort lente, mais ne m’empêche plus d’apercevoir les formes sculpturales de Sexy Baby en train de dépouiller un jeune manchot jugulaire. Elle est magnifique. Son long corps gris bleu, vire sur le jaune au niveau de la tête qui occupe avec ces immenses mâchoires près du quart de la longueur totale du fauve. Son faciès, gueule fermée, est vaguement reptilien. Dès qu’elle reconnaît son amant aux yeux bleus elle délaisse sa proie et s’approche. De quelques magnifiques ondulations et cabrioles elle nous entoure d’un flux liquide puissant. Souvent, presque par coutume, elle réitère le cérémonial de la domination.

 Elle me fait alors front brusquement, puis à vingt centimètres de mon visage, elle claque plusieurs fois de son énorme mâchoire. Le gros plan sur les poignards d’ivoire qui lui servent de crocs est imprenable. Je ne peux malgré mon appréhension m’empêcher de les admirer. Enfin, comme un baroud d’honneur devant mon inertie elle me crache un puissant jet de bulles dans le visage. Cet animal a la stéréo et vous regarde les yeux dans les yeux. Son regard va loin en moi, je baisse la tête et croyez-moi mon humilité n’est pas feinte. Elle a compris, elle s’éloigne visiblement satisfaite, elle dispose de moi, elle le sait, je le sais, tout le monde est content et moi en plus je suis sacrément soulagé.

 

Les années de plongée m’ont enseigné l’importance du regard sous l’eau. En une seconde le plus petit poisson sait si vous êtes un tueur, un curieux, une proie. Ca marche décidément partout sous les océans, quand je pense qu’on croit les poissons stupides parce qu’ils mordent à un hameçon. Essayez donc de pêcher de l’humain dans une rue de nos merveilleuses cités avec un billet de cent dollars. Lequel d’entre vous va résister á l’attrait ? Essayez á présent de chasser au fusil harpon dans l’eau et de vous y nourrir. Après peut-être vous comprendrez mieux nos amis poissons.

Le reste de la plongée n’est que démonstration d’affection, invitation au jeu et á manger. Je suis aux anges, j’en pleurerais de bonheur. Finalement, lassée de notre incapacité à nager près d’elle, notre amie part vaquer à ses occupations de reine.

 

 

Mon soupirant me laisse bien dubitative. A présent il vient me voir, seul, tous les jours après ma partie de chasse matinale. Je ne manque jamais de lui réserver des pièces de choix qu’il accepte avec des signes évidents de plaisir. Cet être ne connaît pas la peur, son attitude diffère totalement de tous les autres habitants de l’océan qui me craignent plus ou prou. J’éprouve du désir pour ce mâle pourtant débile qui par malheur n’est pas capable de bien nager près de moi et parait absolument incapable du moindre accouplement. Pourtant je sais qu’il comprend sans équivoque possible mes propositions, elles sont fort claires.

 

 

J’ai à présent des milliers de photos d’elle et je sais que nous devons partir, je suis ici pour travailler et d’autres sites prometteurs nous attendent. Pourtant je ne me résous pas à quitter Sexy Baby. Je maudis ma condition d’homme, mon incapacité à la suivre lorsque, de quelques coups de queue suggestifs, elle m’invite à faire le tour de son domaine. Quelle pitié qu’être homme devant des êtres si libres. Si la réincarnation existe, je veux revenir prés d’elle qui sans jamais parler m’a promis tant de choses, elle est si forte, si belle, si prestigieuse. Elle est mon rêve, celle que l’on n’aura jamais, l’inaccessible féminité qui hante l’âme masculine, celle qui promet un plaisir proche de l’absolu, celle pour qui mourir est une joie. Je me suis donné à Sexy Baby comme à personne d’autre ici bas. Sexy Baby dispose chaque jour de ma vie et chaque jour m’en fait don. Je suis heureux ici, je ne désire plus rien d’autre.

 

Aujourd’hui je n’ai pu résister á la tentation de le toucher, de sentir sa consistance. Sous sa peau épaisse j’ai senti le sang chaud et une odeur de mâle, cet animal est mien. Il pourrait être l’élu de mon harem, et rester près de moi, je peux le nourrir sans effort excessif, d’ailleurs je chasse tous les jours pour lui.

 

J’ai pris la décision de quitter cet archipel magique. Mes compagnons ont raison, la situation devient par trop scabreuse avec Sexy Baby. Je ne suis pas encore un phoque léopard, je n’ai pas le droit d’aller trop loin avec elle. Gilles et Goran s’inquiètent de plus en plus de ces marques d’affections, qu’ils trouvent trop démonstratives. Pourtant moi je sais que ce qui nous unit se nomme amour et que ce sentiment ne peut être mauvais. Je pars pour respecter des conventions mais mon cœur reste ici près d’elle, à jamais.

 

Kotick s’en est allé de son train lent et continu. Lentement j’ai vu disparaître les icebergs qui délimitent le territoire de Sexy Baby. Je suis resté longtemps assis sur la plage arrière, mélancolique, triste. Où donc vais-je retrouver cela une autre fois ? Je quitte un endroit et un être que je sais miens. Hier soir je suis parti la chercher pour lui dire adieu, elle était là sur son glaçon à m’attendre. La houle était forte et mon pilote a fait des exploits pour maintenir notre embarcation face à elle. Elle n’a pas réagi aux stimulations auditives du moteur, elle m’a juste fixé longuement. Elle a compris qu’un animal de mon espèce ne peut vivre longtemps près d’elle, elle nous a jugé désormais. Elle sait notre immense faiblesse. Je suis parti le cœur brisé, mais heureux de ne lui avoir jamais menti.

 

 

 

Ce pays ne laisse pas beaucoup de répit à ceux qui veulent l’aimer de près, mais offre des spectacles que nuls mots ne pourront jamais effleurer. Le beau temps les jours de navigation est tout simplement extraordinaire. L’air fort sec offre une visibilité excellente et lors des changements de mouillage il nous arrive d’embrasser du regard toute la cote de la péninsule. Alors notre bonheur n’a plus de limite. Alain et Claudine nous racontent les pics et les caps noirs qui jalonnent les immenses glaciers des noms fantastiques de l’exploration de l’ultime lieu sauvage de ce monde.

Nous errons dans la partie ouverte par le professeur Charcot, navigateur français du début du vingtième siècle. Ainsi du mont aux Français et vers le sud, on voit le cap Renard, le faux cap Renard, le passage Lemaire pour rentrer dans la féerie de port Charcot.

C’est là que nous allons terminer nos pérégrinations animalières. Le passage Lemaire est un étroit chenal. Tout juste un canal de quelques centaines de mètres de large mais surplombé sur toute sa longueur, à peu prés une dizaine de milles, par des parois verticales de basalte noir et de glace de deux mille mètres, pas moins. De fantastiques corniches bleues suspendues au dessus de nos têtes semblent nous prévenir de ce qui nous arriverait si l’une d’elle venait à s’écrouler à notre passage. Deux énormes glaciers qui dévalent des nues montagneuses, les machines à glaçons comme dit Alain en rigolant, marquent le début et la sortie de cet hallucinant passage.

Cet endroit donne accès à un authentique lagon, coupé des flots extérieurs par plusieurs cercles de récifs concentriques et bordé à l’est par les glaciers côtiers de la péninsule. Au centre du plan d’eau, l’île Blénaut héberge une forte colonie de manchots jugulaires, papous et quelques empereurs. Une famille importante de phoques léopards est aussi au rendez-vous. Mais nulle Sexy Baby n’est là pour me courtiser à nouveau et mon cœur est plein de mélancolie quand contemplant leur nage magnifique je pense à ma mie si loin déjà : désormais, je suis seul et triste.

La particularité de cet époustouflant jardin de glace est qu’il héberge un immense cimetière d’iceberg. Des centaines d’entre eux se sont accumulés dans la lagune au cours des années. Ils créent un dédale sans fin et mouvant, au gré des courants de marées, où nous allons errer au gré des jours à la poursuite d’une vie animale impressionnante.

Le voilier bien à l’abri dans une des criques de l’île centrale sera le camp de base de ces explorations sans cesse nouvelles dans ce paysage mobile.

Claudine, notre mère à tous à bord, passe de la casquette de chef de refuge à celle de guerrier du pont avec une légèreté toute féminine. En fonction des circonstances elle peut lutter des heures dans le blizzard comme mitonner des plats dignes de la France.

Mais les repas sont pris de plus en plus tôt car la saison avance. Désormais la nuit tombe tôt et souvent au petit jour l’eau autour du voilier est voilée de glace. Le temps du retour approche inéluctablement.

 

 

Les ultimes jours à chasser des images dans les tortueux boyaux glaciaires de port Charcot ont livré aussi leur lot de merveilles. Le soleil fut franchement avec nous et nous livra des vues des côtes de la péninsule sans égales. Notamment des alignements fous de glace échouée dans la lumière du soir, spectacle à pleurer d’émotion.

Une scène cannibalesque d’un phoque léopard étrange et violent en train de dévorer un jeune phoque de Weddell nous laissa bien perplexe. Cet étrange fauve très agité, agressif même, nous a parut présenté tout les signes de la démence la plus profonde. Sa physionomie générale fort différente des autres de son espèce nous fit supposer un moment à un possible croissement contre nature avec une autre espèce de phoque. Nous avons renoncés à plonger avec cet individu hystérique dont l’évidente violence nous parut des plus suspectes en ces lieux si sereins.

Des départs massifs à la pèche de grands groupes de phoques crabiers ont rempli nos yeux d’une nature solide où la pression humaine n’est pas ou plus un problème. Tant de beautés ici sont présentes, tant de puissances brutes et pures sont à l’œuvre en ces lieux qu’il est impossible d’en revenir intact.

On aimerait tout à la fois y amener tous ses amis, pour les transformer, mais on prie pour que personne d’autre n’y vienne. Les humains sont si sales et si bas en général qu’il est difficile de souhaiter la démocratisation de ce genre d’endroit. D’un autre coté l’écran d’une télévision ne vaut rien pour toucher la vraie corde humaine, celle qui transforme le con en ange. Seules les vagues du Drake, la beauté surréaliste des iceberg, la nage puissante d’un phoque léopard qui vient vous souffler dans les narines son chant d’intimidation ont ce pouvoir magique. Je ne me risquerais pas ici à donner un jugement définitif sur la question, mais je vous la pose à vous sûrement plus réalistes que nous pauvres aventuriers.

 

Le retour fut pris à la fois avec entrain et tristesse. Joie de revoir les terriens et tous ceux que l’on aime et à qui ce sera tant agréable de conter toutes ces merveilles. Tristesse de quitter le microcosme du bateau, où les émotions partagées, la vie communautaire et maritime ont forgé entre nous l’étonnante symbiose qui créait les clans. Cette incroyable manière de vivre que l’occident a détruit partout à coup de fusil et de crucifix et qui est l’unique moyen de survie ici bas. J’ai écris clan pas famille que personne ne s’y trompe. L’un n’empêchant pas forcément l’autre.

Le retour ce furent aussi quatre jours de vent de nord. Quatre jours de près serré avec un maximum de moteur et cette angoisse lancinante de prendre un méchant coup sur le haut fond du Cap Horn. Ce passage sinistre où tant de nos semblables sont morts les cordes à la main mais qui est le gardien et protecteur du continent blanc.

 

Ce texte est dédié à tous les derniers grands mammifères libres de ce monde. En particulier à Sexy Baby qui je le sais m’attend là-bas sur un glaçon pour retourner folâtrer dans les glaces de son immense territoire.

 

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