Dans les canaux : De Chiloe à Puerto Natales
Emerveillés, éberlués, secoués, enchantés, voilà
quelques qualificatifs, totalement insuffisants pour exprimer ce que nous préférerions
vous faire vivre.
Tantôt nous courons sur le pont, comme des enfants de dix ans, saouls de liberté,
de pureté, de joie de vivre, tantôt nous courons pour prendre le dernier ris,
alors que tout le foc est affalé devant.
Nous sommes désormais riches de tant de choses, du privilège d'avoir appris à
survivre dans l'extraordinaire pays que nous venons de traverser, du bonheur de
découvrir des archipels isolés protégés par d'incroyables micro-climats où
Morgane se repose dans d'accueillantes bassines de granit, d'explorer des
cascades tonitruantes sous des pluies diluviennes, de se perdre dans la forêt
native où jamais la connerie humaine n'a sévi.
Car toute la beauté d'ici est dans ce miracle, aucun humain, jamais, n'a modifié quoi que se
soit. Ici la démesure de la nature est vierge. Hourra,
trois hourras, nous avons trouvés le pays de notre coeur d'enfant.
Je ne puis décrire ces dizaines de mouillages, mais ils nous ont donné un
bonheur intense, de la plus étriquée des caletas, où la forêt secoue ses
plumes sur le pont, à la splendeur gigantesque, enivrante, d'un monstre de glace
dégoulinant des pics acérés un soir de ciel bleu, là pleurant de joie, de
plaisir, de fatigue, nous nous sommes saoulés de rhum refroidit aux glaçons
millénaires.
Morgane a vécu ses premiers packs avec brio, au fond d'un fjord vertigineux,
habité de dauphins joueurs, protégé par un brouillard qu'on aurait cru
magique.
Nous avons croisé des orques énormes, des pingouins brailleurs dans leur
forêt
aménagée en village de lilliputiens. Quand on sait la densité sylvestre
patagonne, on réalise la performance incroyable de tailler des sentiers là-dedans.
Nous avons pêché à la nasse faite maison, des tourteaux énormes, des centollas délicieuses (sorte d'araignée monstrueuse) des poissons pas très
bons.
Bref, nous avons rêvé notre vie, vécu nos rêves, aimé cela à la folie.
Mais les dangers direz-vous !
Les dangers certes, les cailloux, un, mais fort, une heure d'efforts de titan
pour sortir le bateau de là. Des vents parfois très violents où nous fuyons à
fond au bas ris, mais sur mer plate... enfin ça dépend des fois. Avec ces
vents du nord souvent des pluies diluviennes où la visibilité est nulle,
certes, mais notre conscience est désormais en éveil. Valérie et moi
avons atteint la fameuse symbiose du marin, nous ne faisons qu'un avec Morgane.
Morgane sait beaucoup de choses, nous savons l'écouter, le vent nous
parle, les vagues aussi, aucun de ces éléments ne nous veut du mal, alors on
fonce dans le tas, un oeil au sondeur, un autre à la carte, fausse de toute façon,
le GPS ici n'est plus divin.
Ce qui l'est, c'est nous, la nature, le voilier, la vie. Morgane, ici, a explosé
tous ses records de vitesse, nous l'exploitons à fond, il adore ça.
Le golfe de Penas, un abattoir à bateau, un golfe peu profond, un trou dans les
montagnes, un aspirateur à dépressions, ici permanentes, face à la grande houle
du large. Le cinquième dan de la ceinture noire. Nous avons fait les 150 milles en trois étapes de folie furieuse.
Nous nous souviendrons à jamais d'un atterrissage à la nuit dans la piaule,
entre des murailles hérissées de longs crocs noirs où la houle énorme
brise comme à la pointe du Raz en hiver. Une entrée en surf, à fond, dans les
grondements et l'écume. Pierre Nicolas mon pote décalqué gît au fond du bateau. Enfin, après une
remontée de fjord à tâtons, un mouillage dans un noir d'encre au jugé et
pourtant pile au bon endroit...
Mais ne vous y trompez pas, on n'en chie pas trop, car il fait un temps
d'enfer: par 52° Sud, on se lave encore au seau dans la jupe sous un soleil éclatant.
On profite donc des paysages exceptionnels d'une ballade en haute montagne en
voilier...
Pour finir , car nous pourrions vous en faire 100 pages, pour ceux qui n'ont
jamais vu ça, fermez les yeux, imaginez une muraille de glace bleue devant
vous, elle est vivante, elle gronde comme un dieu assoupi, sa masse
gigantesque domine le paysage. Devant elle, une lagune verte remplie de glaçons, bleus, de toutes formes, de toutes tailles, et au milieu deux ou trois
dauphins soufflent, lymphatiques.
Partout autour de vous une montagne toute en pics, infinie de vallées abruptes,
de nuages effilochés, de folles rafales... Vous entendez le vent, froid sur vos
mains et votre visage. Toutes sortes de pétrels, de canards, d'oies, de
rapaces, volent alentours. Des torrents sautent dans tous les coins, vous, sur le
pont du voilier, vous êtes hypnotisé, émerveillé, bouleversé, vous
vous dites que vous avez une chance incroyable d'être là, mais que vous l'avez
bien méritée....
A peine avais-je fini ces lignes que la tempête est rentrée, 885 mb, une
horreur, au mouillage dans une baie mal fermée, les Williwas*
tombent de tous les côtés, Morgane en a déjà encaissé trois. Malgré 80 mètres
de chaîne et trois ancres, nous venons de passer deux heures à étaler le
plus gros. J'ai la trouille, jamais de ma vie je n'ai vu ça, le
vent arrache en tourbillons l'eau partout autour de nous. Je n'ai aucune idée
de la force du vent mais c'est terrible... Douze heures après c'est
passé, tout a tenu, les glaciers brillent de mille feux, ça fait peur
voila tout.
*"Williwas" veut dire "un vent violent", aux alentours
de 90/100 noeuds , qui résulte d'une "incompatibilité" imprévisible
et passagère entre une certaine pression atmosphérique et une certaine température
ambiante.
Etape précédente : L'île de Chiloé | |
Etape suivante : Le détroit de Magellan |
De Tahiti au Cap Horn | Saisons dans le sud | Pages spéciales | ||||||||||||||||||||||||||||
|
|
|