S’il est bien dans l´histoire des aventures et des explorations humaines au cours des siècles quelque chose d’exaltant et d’extraordinaire, c’est celles qui se sont vécues pour et avec un idéal scientifique sincère. Pour celui qui des années durant a rongé son frein en lisant les folles aventures des explorateurs des zones polaires, équatoriales ou septentrionales, participer à cette épopée en tant qu’aventurier reconnu est un bonheur sans mesure.
Bien sûr, encore faut-il trouver une cause juste de nos jours. En ces temps de destruction massive des derniers espaces vierges de la terre, il est de la plus grande importance pour les derniers amants de la nature de ne pas guider en son sein les pilleurs patentés qui à coup de topographies prospectives et d’imageries satellitales débusquent les ultimes richesses minérales de notre monde.
Aussi lorsqu’un jour de pluie et de vent, j’ai vu débarquer l’ami Ray et sa tonne de matériel sismologique sur le pont de Morgane, j’ai eu comme un pressentiment magique. Bien entendu, vu le lieu de prospection fantastique du projet, les canaux patagons, je savais déjà que nous allions bien rigoler ; mais en les rencontrant in situ, j’ai subitement compris que cette fois nous allions faire quelque chose de grand. Le grand et solide pote du chef d’expédition, Mike, coiffé d’un pur béret basque, m’a confirmé autant par sa dégaine que plus tard dans ses discours, que les Etats-Unis ne sont pas peuplés que par des assassins sanguinaires et que le respect des autres et de leur liberté reste l’essence de beaucoup dans ce grand et riche pays.
Donc, le projet, le but, de cette joyeuse jonction de gitan du grand sud et de géologues de haute volée est de disposer un réseau assez serré de sismographes hauts de gamme dans toute la Patagonie du nord, du sud, et cela jusqu'au cinquantième de latitude austral. La Patagonie, composée d’une myriades d’îles et de micro archipels jetés entre la cordillère continentale et le grand Pacifique, nous obligent pour faire un travail cohérent dans ce monde de canaux tourmentés à une stratégie de dispersion des stations bien spécifique. L’intervalle des équipements doit être de plus ou moins cent kilomètres à l’ouest et à l’est d’éventuelles failles souterraines orientées nord sud.
Il faudra pour se faire franchir à de nombreuses reprises et par le travers des courants locaux, ceux qui vous jettent sur les cailloux sans prévenir, les principaux canaux et diverses embouchures de seno et de fleuves de gabarit américain Patagons. Le voilier chargé comme un mulet, son capitaine et son moteur sont donc gentiment chargés de donner le meilleur d’eux-même pour démontrer qu’ils sont effectivement capable de faire survivre leur contemporain sous-entraîné dans l’un des derniers espaces sauvages du monde. Il faudra aussi les y aider à travailler dur manuellement, les y nourrir si possible à la francaise, mais aussi, les y protéger des quelques dangers de la nature mais surtout d’eux-mêmes. Il faut dire qu’avec mes nouveaux compagnons nord-américains cette tache fut des plus faciles. Jamais l’ambiance ne fut pesante et rares de nos jours sont les occidentaux capable d’un communautarisme aussi poussé. Dans le respect des places de chacun, les choses se sont faites presque seules. Loin, très loin des ambiances hôtelières touristiques qui jusqu’au Cap-Horn aujourd’hui assassinent l’aventure. Je sais à présent que plus que tout, c’est l’harmonie alliée à la sagesse et à la force qui fait l’aventure. L’Aventure avec un grand A, celle qui tue le choc culturel dans l’action, dissipe les médiocrités nationales dans la beauté d’un pays puissant et généreux, donne pour longtemps la sensation d’être homme et animal en symbiose avec le monde.
Le voilier est donc là, tous pleins faits, bas sur l’eau et ficelé de boites et d’espars de bois. Il transporte pour cette première expédition quatre sismographes, ce qui veut dire par là-même, huit batteries, huit panneaux solaires, ainsi que le bois, le ciment, les outils et les caisses étanches qui serviront à poser tout cela dans les endroits convenablement hors d’eau et d’air où ils devront pour deux années enregistrer les bruits, murmures, bruissements et tremblements de mère Gaia, la grande, notre mère à tous. J’ai l’absolue certitude que la prospection sismique ne représente pas un danger immédiat ou lointain pour ces chers canaux, c’est donc sans arrière pensée que j’appareille ce jour-là.
Le vent fouette et Morgane rappelle sur son mouillage. C’est un jour de tristesse, de pluie, d’adieu triste, récurrente tare de la vie de marin. Valérie et Louve, mes deux amours, équipage de convoyage du voilier, nous quittent après l’avoir vaillamment mené à son premier rendez-vous professionnel de la saison. Je garde avec moi Aurélia, ma fille aînée, seize ans, désormais propulsé numéro un du pont sur Morgane. Dans ces pays, cela équivaut à plusieurs fois par jour et rapidement, prendre des décisions qui peuvent s’avérer déterminantes pour la survie de ceux qui évoluent dans cet espace. Cependant, les conditions plus que clémentes de ce début de croisière lui laisse à elle comme à nous tous la divine possibilité de s’adapter à son nouveau rôle. Patagonie ma mie, fée des derniers humains libres, est toujours suave à ses amants sincères. Elle nous aime autant qu’elle veut nous dévorer et toujours à ceux du Morgane, elle a donné le temps et les indications nécessaire à leur survie. Encore faut-il être capable d’écouter et de lire les signes très sensuels de son caractère fort compliqué. Personnalité maritime complexe, mais féminine au point de donner de véritables orgasmes de plaisir au marin qui le bon jour se retrouve, dans une grâce toute animale, au bon endroit et vivant.
La grande différence et l’extrême intérêt de cette navigation par rapport à la majorité des autres est qu’elle est entièrement exploratoire. Après avis et conseil, Ray, chef de l’expédition, décide, et cela me ravit, de ne poser les stations que le plus loin possible des canaux usités par les marins locaux et dans des endroits où personne jamais n’aura l’idée d’aller voler ou toucher quoi que soit.
Ce fut cela plus que tout qui fut grand. Durant trois mois nous n’avons fait que chercher, mais sans savoir véritablement quoi. Chaque soir, nous avons mouillé dans des endroits totalement inconnus de nous et fort peu par quelques rares. Chaque jour, le meilleur endroit pour poser nos équipements onéreux. Leur sécurité guide nos recherches, vivre heureux c’est vivre caché, principe de base des grandes réussites, est notre philosophie. Mais d’autres paramètres nous contraignent : l’exposition des panneaux solaires obligatoirement plein nord, la qualité des socles rocheux des îles choisies ou la bonne répartition géographique sont autant de vecteurs qui vont nous faire faire une merveilleuse croisière au delà de l’humain et de son monde.
Mais au delà de la sensation élitiste et fort agréable de ce genre de vie, il faut bien le dire, trouver au détours d’une convulsion barométrique ou d’une nuit qui arrive trop tôt, le mouillage sûr au milieu de mille méandres ; juger en cinq minutes la tenue du fond, la meilleure position du bateau, et ne pas fatiguer outre mesure l’équipage tout en restant dans les limites de la stricte sécurité ont été pour moi l’avènement de mon carma de mataf né dans les Pyrénées franco-espagnoles.
Une fois le lieu élu, le travail de marin se termine et celui de prolétaire commence. C’est comme tout travail manuel à la fois fort simple et terriblement difficile pour ceux qui n’ont aucune intelligence pratique. Décharger dans le solide zodiac du bord tout le matériel nécessaire et dans le bon ordre est notre première tache. En deux ou trois voyages sur la grève s’accumule un tas impressionnant et quelque peu hétéroclite d’outils tel pioche, pelle, hache, truelle, barre à mine et scie égoïne ; de matériel de pointe tel que le pesant senseur du sismographe, les parties électroniques fines dans leur boite étanche, les fragiles et encombrants panneaux solaires, les abominables batteries si lourdes que parfois on se dit que la science n’a vraiment pas de sens.
Alors le fastidieux travail de portage commence. Le pisteur cherche et trace a coup de machette et de scie une sente sur le terrain pentu et invraisemblablement boisé de la colline élue par le conseil scientifique. Un premier voyage de forçat laisse près du site d’enfouissement de l’engin enregistreur, Ray, la pioche, la pelle et la barre a mine avec lesquelles il va creuser le terrier protecteur et mettre à jour, si possible la roche mère de la colline. Les autres, bêtes de somme, redescendent vers la plage pour un infernal manège ou peu à peu dans les soupirs et la peine, ciment ,gravier, batterie, caisse à outils seront acheminés sur le site.
A ce sujet j’ai pu constater à quelle vitesse des mammifères grégaires peuvent tracer un chemin dans le plus inextricable sous-bois. Parfois, la fragilité de la nature me laisse pantois, comment ces équilibres si sophistiqués ont-ils pu engendrer un animal aussi nocif et barbare que l’humain ? Cette fatale contradiction détruit inéluctablement tout ce qui est véritablement beau ici-bas et l’expansion bipède n’a jamais eu aucun sens que sa propre et improductive multiplication, comme un cancer, ni plus ni moins.
Pendant que les gros bras triment, le chef lui creuse, et sue durement contre les racines d’un sol spongieux et rebelle, comme tout en Patagonie. Une fois la roche à nue, il faut cimenter sur elle une base de ciment solide sur laquelle reposera le senseur du sismographe
Puis une fois le très rigoureux positionnement de l’engin effectué, les spécialistes le connectent à tous les autres éléments nécessaires à son autonomie dans le temps : enregistreur de données, batteries et panneaux solaires sur leur support de bois, GPS en veille permanente et ordinateur de gestion de tout le système. Tout cet attirail enfoui dans la terre dans de grosses poubelles en plastique chargées de le protéger contre les déluges locaux. Cet important travail, en fonction de la météo et de l’épaisseur de la forêt, nous prend en général d’un a deux jours de travail intensif.
En deux mois d’activité l’équipe de Morgane en posera quatorze dans toute la Patagonie maritime.
Comme toutes les croisières dans le vaste sud du monde, notre aventure a comporté bien des moments forts, il m’est bien difficile de sélectionner les plus intenses. Peut-être lorsque avec Ray et Lorena nous avons essayé de remonter le Rio Rios dans l’immense et farouche péninsule Taitao, centre d’intérêt principal du projet de notre ami. Là, avec mes deux zodiacs chargés jusqu'à la garde, nous avons exploré un extraordinaire dédale aquatique, traversé un marais sans fin, affronté des rapides inexpugnables, abandonné une partie de notre matériel pour finir à pied dans la forêt à la recherche d’un lac qui jamais ne nous apparut. Finalement, vaincus par le courant, les dangers de chavirage de nos embarcations, il a fallu pourtant fort prés du but faire demi-tour. A la nuit, perclus de fatigue, nous avons de nouveau manutentionné nos centaines de kilos de matériel et de vivre par delà la cascade qui avait arrête la progression de Morgane dans sa remontée du cours de cette rivière du bout du bout du monde. Enfin dévorés par les moustiques qui se déchaînent dans ces dures contrées, nous avons réintégré notre cocon d’acier pour y dormir éreintés, mais fabuleusement heureux et récompensés par ces jours de beau temps où la cordillère splendide, dévoilée dans ces contours les plus majestueux semblait nous féliciter pour notre audace et nos prouesses physiques.
Il y a eu aussi le fin fond du golfe de Penas où personne jamais ne va tant ce lieu jouit d’une funeste réputation : Effectivement seule la folie et une confiance en soi sans faille peut mener là sans emmerdements majeurs. Tout y est, cartes fausses en sondes comme en contour, courant pervers au delà du réel, îles traîtresses bordées de récifs agressifs oú Morgane a pour de bon joué sa peau. Bref, ceux qui connaissent apprécieront… Mais quelle récompense ! Ce seno dont j’ai décidé de taire le nom, est pour moi le seigneur et haut lieu de la Patagonie, ultime lieu sauvage en dessus des cinquantièmes sud. Sans un arbre abattu, sans un pêcheur récent ou ancien, la baie est bourrée de tous les crustacés et animaux décimés partout ailleurs. Désormais je ne donne plus de détail sur ces lieux-là dans mes textes, je ne détaillerais donc pas de quels animaux il s’agit, ni leur quantité. Mes prédécesseurs et inspirateurs, Alain, Bertrand, et autres Jérôme ne se mordent-ils pas les doigts après avoir tant exploré le grand sud d’avoir trop parlé et d’y retrouver aujourd’hui ce qu’ils ont fui il y a vingt ans en Méditerranée et Bretagne ?
Il y a encore en ces lieux des mammifères qui n’ont jamais vus d’hommes et qui les approchent sans crainte au plus prés et ça je l’adore au delà de tout.
Et puis il y a eu le spectacle de la glace, divinité sacré de la montagne qui ici prend une ampleur sans précédent. Deux gigantesques fleuves de glace déboulent comme la colonne du dragon celte des immenses sommets de la cordillère pour mourir dans d’immenses moraines à quelques centaines de mètres de nous. Des heures durant par un soleil extraordinaire en ces lieux, fascinés nous avons, l’âme ravie, observé ces merveilles avec la sensation étrange d’avoir trouvé un monde nouveau.
Aujourd’hui de retour dans la civilisation je ressens encore en écrivant ces lignes l’émotion envoûtante de ces moments d’exception. Parfaitement comparable à des sensations érotiques, on se souvient d’eux longtemps comme d’une femme d’exception comme il y en a si peu, celles qui par leur sang bouillant vous font oublier jusqu’à votre misérable condition de mortel pour vous rappeler le grand secret que les humains ont perdu et qui va les tuer, que nous sommes encore et avant tout des animaux amoureux de notre planète.
Ps : Qu’ici bien sur soit remercié tous les participants à ces grands moments : Valérie maître d’œuvre, Ray patron, Aurélia équipière de choc, Louve bébé aventurier, mais aussi Mike, Loly la sportive, Alejandro le thésard, toute l’équipe à terre à commencer par Denis, Moelle, et tous les autres.
La honte que génère chez eux le comportement des politicards militaires aux commandes là-bas a quelque chose d’extraordinairement émouvant et comme marin autant que comme compagnon d’aventure je peux témoigner de la sincérité de leur démarche scientifique, de leur équité et de leur désintéressement. Qu’on se le dise dans la vieille Europe.
Bref, le but de la manœuvre fut de poser dans toute la Patagonie océanique quatorze sismographes de nouvelle génération dédiés à l’étude de profondeur.
Cette page est tout spécialement dédiée à Loly, qui n’a pas résisté à la dureté de la vie au Chili et est partie rejoindre notre ami Hugo. Qu’ils continuent à nous accompagner loin loin de cette société qui ne veut pas comprendre où se trouve la beauté, ni celle de la nature, ni celle des hommes.
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