Le tour du Cap Horn
On est parti, un beau matin de soleil, parti pour l'ultime
boucle, celle par laquelle, grâce à la tradition séculaire nous pourrons
consciencieusement nous pisser sur les pieds sans rougir. Sentir la pisse
lorsqu'on est Cap Hornier est un honneur, un genre de SDF en quelque sorte, mais
en plus snob.
La brise d'ouest souffle fraîche, ça moutonne sec dans le Beagle au fur et à
mesure que l'embouchure se rapproche. Nous faisons en bons marins nos dévotions
à nos dieux, toute la monnaie passe par dessus bord, pour Neptune. Dans les
fastes des lieux, montagnes, pampas, ..., tiens, une épave ... Gaia, Eole sont
invoqués pour intercéder auprès des esprits de l'eau, pour qu'une fois encore
Morgane soit le chouchou des élémentaux, que la terreur bleue, celle qui déferle,
pyramidale, meurtrière, ne croise pas autour de cet énorme haut-fond qu'est le
Horn en même temps que nous.
Nous sommes dans nos petits souliers...
Hier soir, nous avons bu, comme seuls les marins le font parfois... Nous avons
bu dans l'extraordinaire Yacht Club du Micalvi, à Puerto Williams. C'est une
magnifique
épave chargée d'histoire patagonne, une épave à haute cheminée, toute rivetée
de plaques d'acier, bardée de bois. Elle a connu les derniers indiens du grand
sud. Transformée depuis en quai pour voiliers, au fond d'une sauvage embouchure
de rivière fuégienne, elle héberge dans ses coursives à demi-inondées,
douche chaude, atelier, BBQ. Un bar extraordinaire est né sur la passerelle.
Un bar tout de trophées, de fanions, de bouteilles. Un endroit fameux, beau, de
guingois, qui penche du côté où il va se coucher. Un bateau, quoi, échoué,
rouillé, mais un vrai grand bateau.
Nous avons bu avec l'équipage de Fernande, de retour d'Antarctique. Un équipage
heureux, tellement heureux d'être là qu'il s'est lâché... totalement, et
nous, bien sûr, on n'allait pas laisser passer une occasion pareille. Sous l'oeil
hostile de quelques sbires de l'Armada (normalement le Yacht Club leur est réservé),
les jobards de français ont ré-inventé une fête païenne digne de nos amis
Maori. Venus est apparue dans la personne d'une jeune équipière qui nue a
dansé pour nous. Eros avait 70 ans, il était beau comme un Apollon, gris, simple, sans
artifice. Lorsque les crétins à galons ont fui, tous les corsaires présents
scandaient un chant de mort. Dans cette ville de garnison où l'armée possède
un service chargé de
pister et à terme de virer tout militaire cocufié ou cocufiant, personne n'a
rien osé nous dire.
Nous avons étalé un soir à 50 milles du Horn, accroché à un fond de sable et
d'algues, l'une des sempiternelles tempêtes du coin. Une vraie, avec 9 mètres
de creux dehors, des rafales féroces. La météo chilienne parle d'une mer
"arbolada".
Enfin le temps se lève. On part. Nous sommes rentrés dans l'archipel des
Wollaston, grand' voile haute, genoa maxi. Les dauphins sautaient autour du
voilier, le ciel était bleu. Oubliées les rachas de 60 noeuds, hier au mouillage, à
nouveau, on plane...
Le Horn, c'est facile, en fait. Il suffit de faire 8438 milles d'affilée en
voilier, attendre un jour de soleil, le faire d'est en ouest, s'il vous plait,
puis de repartir bourré au champagne, après avoir coupé le 56ème parallèle
sud dans le dos du caillou, manière de goûter un tout petit peu au passage de
Drake.
On a débarqué (chaud, chaud, chaud, le mouillage au Horn), embrassé le
gardien, sa femme, son fils. Ils nous ont offert à boire, à manger... on leur a
refilé du monoï de Tahiti (grande joie au Cap Horn, le monoï Tiare Tahiti).
On a des coups de tampon du Horn partout: livre de bord, passeports, carnet de
francisation, et un diplôme... comme les gros cons des paquebots, rares ici,
mais toujours présents pour tenir le drapeau de la beaufitude. Enfin il faut
bien que la navale vive.
Une immense, géniale, extraordinaire, émouvante, chaude, rigolote, humaine,
enivrante, douce, trépidante journée, comme on en a peu dans sa vie.
Morgane a donc doublé le Cap Horn, avec à son bord, Valérie, Gilles et Petite Mère,
la chatte la plus sud du monde à notre connaissance, le 14 mars 2002.
On vous embrasse tous, en attendant la prochaine virée.
PS: Qu'ici soient remerciés tous ceux sans qui cette grande aventure ne se
serait pas aussi bien passée. A commencer par Bernard Paureau, Nicole aussi,
son
épouse, patron de Technimarine, sans l'amitié et la fidélité de qui tout
aurait été beaucoup plus compliqué. Christian Fuller, aussi, dont tous les
bons conseils ont plus que contribué à la mise au point du voilier. Enfin, nos
équipiers, Pierre-Nicolas,
Christian à nouveau, Marc, Sébastien, Guillaume et Hélène, Aurélia, et
Petite Mère, qui y ont cru.
PPS: Ce voyage est dédié a notre ami Hugo, dont l'âme vagabonde et musicienne invoquée au départ a veillé sur ses potes les gitans de l'océan.
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